Benjamin
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Salut Tonton,
Je ne vais pas te
dire que tu me manques, tant il est clair pour moi que tu
m'accompagnes, de manière permanente, autant dans les chansons
que j'écris que dans le bol de céréales que je me sers le
matin. Je ne sais pas combien de fois, je suis rentré chez moi
tout dépité à cause d'une bulle de savon éclatée ou ce genre
de choses, j'ai parcouru ma chère intégrale, j'ai pioché
dedans une chanson parmi toutes, et quelques instants d'après
j'avais le sourire aux lèvres et tout allait bien.
Il y a
notamment une chose qui est très chouette dans tes chansons,
c'est que tu ne te bornes jamais. Du temps que je vivais dans
l'ignorance de certaines zones de ton oeuvre, je me disais: «Oui,
Brassens est un génie, mais il est un peu buté quand même, il
n'y a pas que des salauds dans la police, les militaires ou le
clergé, et puis les pédés, bon, qu'est-ce que ça peut
faire...». Pour le clergé, je me suis vite aperçu de mon
erreur, parce que les arguments sont nombreux qui prouvent que tu
sais mettre de l'eau bénite dans ton vin de messe. Pour la
police, même chose, avec notamment «L'épave» qui a été pour
moi une véritable révélation et que j'admire furieusement.
Pour les homosexuels, il suffit de considérer ton amitié avec
Charles Trenet, ou de bien vouloir lire différemment les phrases
qui t'ont été reprochées, et de les replacer dans un contexte
où la méfiance des ultra-tolérants ne concernait pas les mêmes
domaines. (Pour la misogynie, c'est même pas la peine de se
poser la question.) Et puis il y a cette superbe chanson, «Don
Juan», dans laquelle tu réussis à faire simultanément
l'apologie d'un des personnages les plus hérétiques que les
planches aient porté, et d'un curé, d'une bonne soeur, d'un
flic et d'un soldat, et d'encore plein de beau monde, d'une
manière qui oblige à te donner raison.
Merci pour ces
chansons avec lesquelles tu as réussi à nous prouver sans faire
exprès que tu étais encore au-dessus de tout ça. Juste deux
petits détails, parce que je ne vais tout de même pas t'écrire
juste pour t'envoyer des fleurs, ça te mettrait mal à l'aise.
D'abord, au sujet de ton rapport avec Pierre Perret. Je ne
connais pas du tout ses chansons à lui, mais je connais les
tiennes, et il me paraissait étrange que tu aies agi avec lui de
la manière qu'on raconte. Parce qu'il paraît qu'après un
premier contact plutôt normal, tu t'es mis à le considérer
avec mépris et froideur, sans raison, et qu'il n'a jamais su
pourquoi. Il en parlait en personne dans l'infect hors-série de
Télérama qui est paru récemment. C'était touchant et ça m'a
posé question. Alors, c'était quoi le problème avec
Perret?
Et puis autre chose: je fais des études de
théâtre, et je voulais juste te signaler, à toutes fins utiles
et sans vouloir t'adresser le moindre reproche, que Paul Claudel
ne fait pas dans le pie, il fait dans le sacré, tout comme toi.
Et il y a dans ses pièces des passages tout aussi aphrodisiaques
que certaines de tes chansons les plus érotiques ou les plus
sensuelles. (Je ne parle pas forcément des provocatrices, quoi
qu'elles n'aient rien de pornographique et que je te pense
incapable de parler d'autre chose que de
l'amour.)
Amicalement,
Benjamin
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Georges
Brassens
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Bonjour Benjamin,
Je suis heureux
de l'occasion que vous m'offrez de faire le point sur «L'affaire
Perret», car effectivement il y a malaise. Ses réprimandes
sibyllines mais très publiques ont grandement attristé ceux qui
m'apprécient et pour ma part m'ont laissé perplexe. Pour la
bonne raison que je n'y ai rien compris.
Bien sûr j'ai lu
et relu les comptes rendus de ses interventions et je me suis
étonné que mon ami Pierrot, que je sais brillant, ne se rende
pas compte qu'il fait à la fois les questions et les réponses
et qu'il démontre lui-même que s'il y a malaise, d'aucune façon
je ne devrais en porter le blâme.
Réglons d'abord un
aspect: d'un énoncé à l'autre, Pierre se contredit
singulièrement. Dans l'interview du Télérama, il concède,
parlant de moi: «Je dois dire que notre amitié n'a jamais été
ternie par mes succès, au contraire, il me parlait de mon
travail avec chaleur, et même une certaine admiration qui me
faisait sacrément plaisir.» Ce qui correspond tout à fait à
la réalité: c'est bien évident que j'ai toujours été
renversé par l'ampleur du talent, la créativité éblouissante
de Pierrot. Comment alors peut-il se contredire à ce point en
déplorant, dans sa biographie («Laissez chanter le petit»):
«il ne m'avait jamais non plus encouragé depuis que je
chantais. Il n'avait toujours pas fait la moindre allusion à
l'une ou l'autre de mes chansons». Faudrait savoir mon
Pierrot.
Mais où ça se gâte, c'est lorsqu'il laisse
entendre, avec heureusement une lueur de perplexité, que mon
attitude aurait changé envers lui parce que je «prenais
ombrage» de ses triomphes.
-«Est-ce que des courtisans
venimeux lui ont fait croire que je lui faisais de l'ombre, comme
si c'était possible?» (en 1989, Laissez chanter le petit)
-«Ca
carburait très fort pour moi à cette époque. Pourquoi en
aurait-il pris ombrage?» (en 2001, interview de Télérama)
Ce
qui me chagrine ici c'est que mon ami me connaisse si mal, après
des années où on se voyait presque tous les jours, après tant
de soirées à parler de la vie et du métier.
Je veux
bien assumer une part de responsabilités. Il est vrai que dans
le tourbillon du quotidien, on néglige parfois l'essentiel et
que l'effort d'une démarche est souvent éternellement reporté.
Mais je dois dire que si lui, durant ces années, était
constamment en tournée à travers la France et à l'étranger,
il savait très bien où me trouver huit à dix mois par année
et savait aussi que j'aurais été très heureux et très
disponible pour convenir d'une rencontre.
Là encore, il
est très étonnant que dans le même souffle, après m'avoir
reproché mon éloignement, il avoue lui-même dans cet interview
de Télérama, qu'à l'occasion il rencontrait mon ami Fallet qui
ne manquait jamais de lui rappeler: «Pierrot, t'es pas sympa,
fait un effort, le vieux (c'est ainsi que m'appelait
l'irrespectueux Fallet) te réclame, il ne comprend pas pourquoi
tu lui donnes pas de tes nouvelles». Alors, c'est pourtant bien
clair, et c'est l'intéressé lui-même qui rapporte les
faits.
Je conserve toute l'estime que j'ai toujours eue
pour cet artiste hors du commun et sans aucunement vouloir
relancer la pierre dans son jardin, je ne peux que constater avec
d'autres que cet égo surdimensionné qui lui permet de
poursuivre une úuvre fabuleuse, diversifiée et de haute
qualité, lui joue parfois des tours. (C'est le syndrome du
tout-à-l'égo!) Beaucoup de mes fans, qui sont souvent aussi les
siens, ont été quelque peu attristés que dans cet interview
d'un Télérama hors série destiné à commémorer mon
quatre-vingtième anniversaire de naissance et mes 20 ans de
retraite, qui se voulait donc un hommage, l'ami Perret ait réussi
à parler davantage de lui-même que de moi. (Ces artistes, tout
de même!) Et pour ma part, je dois bien le dire, je demeure
étonné et amer qu'il ait choisi ces circonstances pour étaler
ses reproches. Enfin, je le remercie pour sa magnanimité: «Il
avait bien droit à ses faiblesses».
Mais je veux plutôt
retenir, qu'hormis ce petit nuage d'incompréhension, mon cher
collègue n'a jamais raté une occasion de dire toute
l'admiration qu'il éprouvait pour mon travail, l'estime et la
reconnaissance qui l'habitaient pour ce que j'ai pu faire pour
lui.
Ceci étant dit, Benjamin, je m'étonne que vous, qui
écrivez des chansons, vous n'ayez pas été happé à un moment
ou un autre par l'univers de Perret. Même si sa production est
essentiellement différente de la mienne, les gens qui apprécient
mes chansonnettes trouvent généralement à boire et à manger
chez l'ami Pierrot. Vous avez donc au-delà de 200 chansons pas
banales à découvrir.
Claudel! Vous avez parfaitement
raison, mais admettez que son entrée en scène plutôt incongrue
dans ce petit théâtre lubrique décrit bien le malaise conjugal
exposé et pour lequel j'implorais la compassion. Je ne crois pas
avoir raté mon effet!
Enfin, vous rappeler que le bonheur
que vous me faites m'est précieux puisqu'il est le seul qui
m'importe, celui d'aimer mes chansons.
Un copain
d'abord,
Brassens
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